Quand la science encourage les sportifs à fumer…(par Pierre Barthélémy Le Monde.fr)

Publié le par avchd-bruno

 

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Le tour de France, pour sa centième édition, partira de Corse en 2013. Et pendant que le monde du cyclisme s'ébaudit à cette belle annonce, le train-train des affaires de dopage ne s'arrête pas. Ainsi, en l'espace de quelques jours, l'Américain Floyd Landis a été condamné à un an de prison avec sursis pour avoir espionné le Laboratoire national de dépistage du dopage après que celui-ci eut montré que le coureur avait gagné le Tour 2006 à la testostérone, l'Italien Riccardo Ricco a été condamné à deux mois de prison avec sursis pour avoir pris de l'EPO lors de la Grande Boucle en 2008, et le triple vainqueur de l'épreuve, l'Espagnol Alberto Contador, a été auditionné le 21 novembre par le Tribunal arbitral du sport sur l'affaire de son contrôle positif au clenbuterol (un anabolisant), lors du Tour 2010 qu'il a remporté.

 

On peut se demander pourquoi les spécialistes des sports d'endurance que sont les cyclistes ou bien les coureurs de fond s'échinent à prendre des substances interdites pour améliorer leurs performances, alors qu'il existe un produit de consommation courante qui remplit plusieurs critères recherchés par les athlètes : la cigarette. Publiée en décembre 2010 dans le Canadian Medical Association Journal, une des dix revues les plus sérieuses et les plus influentes dans le monde de la recherche médicale, l'étude du Canadien Kenneth Myers a de quoi faire réfléchir. Ce qu'écrit ce jeune homme, à l'époque étudiant en dernière année de médecine à l'université de Calgary et marathonien à ses heures, va à l'encontre de toutes les idées reçues sur le tabac. Références à l'appui, il montre que fumer peut entraîner trois conséquences intéressantes pour les cyclistes ou les coureurs de fond. Primo, griller au moins dix cigarettes par jour fait monter le taux d'hémoglobine (qui transporte les molécules de dioxygène dans l'organisme), de 1,4% en moyenne pour les hommes et de 3,5% en moyenne pour les femmes. Un résultat publié dans les Annals of Hematology. Secundo, ce que l'on appelait autrefois "l'herbe à Nicot" (d'où le nom de nicotine) peut, dans certains cas, augmenter la taille des poumons, un objectif important pour les adeptes des sports d'endurance. Tertio, la cigarette constitue un coupe-faim reconnu, qui peut permettre aux athlètes de conserver leur poids idéal en les empêchant de répondre au signal "Mange plus !" qu'envoie l'organisme après tout entraînement physique.

 

Kenneth Myers est néanmoins surpris : malgré les arguments scientifiques qu'il apporte, développés depuis des années dans de nombreuses études, "les athlètes de haut niveau fument beaucoup moins que la population générale." Etant donné que les bénéfices de la cigarette ne se font sentir qu'à partir d'une certaine dose et qu'au bout de plusieurs années, il suggère donc que les sportifs commencent à consommer du tabac "aussi jeunes qu'il est raisonnablement possible", ce qui risque, admet-il, d'être compliqué puisque de nombreux pays imposent des restrictions d'âge sur l'achat des paquets. Le médecin fait d'ailleurs remarquer que les pays en voie de développement ne se sont mis que tardivement à adopter des mesures analogues. Comme par hasard, ce sont le Kenya et l'Ethiopie qui, chez les hommes, ont trusté toutes les médailles d'or dans les courses d'endurance (du 800 mètres au marathon en passant par le 3 000 mètres steeple) lors des Jeux olympiques de Pékin. "Pour résumer, conclut l'étude, la littérature existante soutient l'utilisation de la cigarette pour améliorer la performance en endurance, par le biais de la perte de poids et de l'augmentation du taux d'hémoglobine et du volume pulmonaire. Cependant, les athlètes continuent de négliger la cigarette et suivent des méthodes illégales et dangereuses qui n'ont que des effets mineurs et transitoires sur ces mêmes variables physiologiques. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour déterminer clairement quand et comment la cigarette doit être intégrée dans les programmes d'entraînement des sportifs de haut niveau. En dépit des crédits substantiels alloués au développement d'une élite dans les sports d'endurance, nous n'avons pas connaissance que pareils programmes de recherche existent pour le moment."

 

Evidemment, Kenneth Myers ne pense pas un mot de ce qu'il écrit. Son étude n'est pas non plus un canular. Ce médecin canadien a simplement voulu illustrer par un exemple spectaculaire les dérives d'une pratique à laquelle se livrent parfois des chercheurs peu scrupuleux, connue en anglais sous la belle expression de "cherry-picking", littéralement la cueillette des cerises, que je traduirai par "tri sélectif des données". Quand on cueille des cerises, on met dans son panier les beaux fruits et on laisse sur l'arbre les fruits abîmés, qui ne nous conviennent pas. Dans son introduction, que j'ai opportunément gardée pour la fin, Kenneth Myers explique qu'en effectuant ce genre de tri, en ne conservant que les données qui les arrangent et en mettant les autres sous le tapis, certains articles scientifiques"ont le potentiel de créer un argumentaire convaincant en faveur d'une hypothèse erronée. Des corrélations ou des extrapolations impropres peuvent aboutir à des conclusions dangereusement fausses." Mais autant il est aisé, dans un article sur les "bienfaits" du tabac, de pointer ce manquement à l'éthique, autant il est compliqué de le repérer dans la plupart des articles horriblement pointus qui peuplent les revues spécialisées.


Le tri sélectif de données scientifiques n'est pas l'apanage des seuls chercheurs. Je donnerai donc, pour terminer, deux exemples. En 2007, la Maison Blanche, sous la présidence de George W. Bush, s'est mise à la faute en affirmant que les Etats-Unis faisaient mieux que l'Europe dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre (GES). En effet, l'augmentation de ces émissions américaines entre 2000 et 2004 avait été moindre que celle des pays de l'UE (à quinze). Or, n'ont pas manqué de faire remarquer les spécialistes, le choix des dates avait été particulièrement subtil et trompeur. Car le point de départ internationalement reconnu dans le domaine des gaz à effet de serre est 1990 et non pas 2000. Si l'on prend donc la période 1990-2004, les émissions de GES aux Etats-Unis ont augmenté de 15 % tandis que celles de l'UE ont baissé de 1%... Autre exemple d'extrapolation abusive, cette fois due à la presse avec ce titre incroyable trouvé dans le quotidien britannique The Evening Standard en 2010 :

En français, cela donne "Les bananes aussi bonnes que les médicaments pour traiter le VIH, disent des chercheurs". Bien sûr, comme l'explique le blog Radiokate, les chercheurs en question n'ont jamais prétendu une telle chose et n'ont pas non plus incité les séropositifs à échanger leurs trithérapies contre un régime de bananes. Leur communiqué dit bien qu'ils ont découvert, dans ces fruits, un composé susceptible de servir de microbicide contre le virus du sida et donc d'empêcher l'infection. En aucun cas un microbicide, qui a un rôle préventif, ne peut remplacer un traitement une fois que la personne est contaminée. Une fois de plus, l'auteur de l'article n'a vu que ce qu'il ou elle voulait y voir.

Pierre Barthélémy

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http://www.rue89.com/rue89-sport/2012/01/11/fumer-et-faire-du-sport-ca-craint-vraiment-228278
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